Insultes, queues de poisson, coups de klaxon : certains automobilistes semblent donner libre cours à leur agressivité dès qu’ils sont au volant. Que se passe-t-il dans la tête de ces conducteurs énervés ?

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Sitôt derrière un volant, certaines personnes semblent changer de personnalité. De calmes et posées, elles deviennent soudain nerveuses, irritables, grossières, agressives, intolérantes à la moindre frustration. La voiture nous change-t-elle de Dr Jekyll en Mr Hyde ? Ou bien ne fait-elle que révéler certains penchants sous-jacents ?

Le comportement des conducteurs semble en grande partie livré aux passions, aux émotions, et parmi elles, à la colère. Les rubriques de faits divers font régulièrement état de rixes, voire de meurtres, dont l’origine est un dépassement jugé intempestif ou une allure trop lente sur la route. Alors, que se passe-t-il chez l’Homo sapiens blotti dans l’habitacle de son automobile ?

En fait, sitôt derrière le volant, tout porte à croire que nous souhaiterions être les seuls sur la route, et que nous devenons intolérants à toute forme de frustration, de limite à notre puissance et nos désirs, ce qui aurait pour effet de nous transformer, le temps d’un trajet, en un être râleur, intolérant et agressif.

Une enquête britannique réalisée par une association anglaise d’automobilistes a ainsi révélé que 90 pour cent des personnes interrogées, hommes ou femmes, ont déclaré avoir vécu une situation de colère au volant au cours de l’année. D’autres recherches montrent que l’on peut chiffrer la distance moyenne nécessaire à l’apparition d’une colère au volant. Les psychologues Patricia Delhomme et Arnaud Villieux, du Laboratoire de psychologie de la conduite de l’Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité (INRETS), ont ainsi montré, chez des groupes de jeunes automobilistes, qu’une situation de conduite suscitant une expérience de colère ressentie surviendrait environ tous les 60 kilomètres.

La colère, émotion brute

Cette colère ressentie reste rarement à l’état latent. Il apparaît, à la lumière de nombreuses recherches, qu’elle facilite les comportements agressifs et les accidents. Par exemple, Eric Dahlen et ses collègues, de l’Université du Mississipi du Sud à Hattiesburg, ont tenté d’évaluer les différents facteurs associés aux transgressions des règles de conduite et aux accidents qui en découlent. Selon leurs observations, la colère éprouvée au volant se dégage comme le principal facteur. Et elle peut être suscitée par de nombreux événements extérieurs, notamment le comportement irritant d’autrui ou les aléas de la circulation.

Conducteur dangereux !

Qui sont donc ces irascibles du volant ? Certaines personnes ont le sang « chaud » ; elles perdent plus facilement leur sang-froid que d’autres. Elles ont certaines caractéristiques de personnalité associées à l’agressivité au volant et aux conduites à risques. Première de ces caractéristiques : toutes les études et toutes les statistiques d’assurance ou de police révèlent que les hommes sont plus agressifs au volant, et conduisent plus dangereusement que les femmes, et ce indépendamment d’éventuelles consommations d’alcool ou stupéfiants.

L’âge et l’expérience de conduite constituent également des facteurs de prédiction de l’agressivité et des conduites à risques. Ainsi, plus on est jeune, indépendamment de tout autre facteur, plus la probabilité d’adopter une conduite agressive est élevée. En outre, le faible nombre de points dont disposent les jeunes lorsqu’ils acquièrent leur permis de conduire (6 points au lieu de 12 pour un conducteur confirmé) ne semble pas diminuer ce comportement. Le psychologue Andrew Carroll et ses collègues de l’Université Monash, à Victoria en Australie, ont réalisé une synthèse de nombreux travaux, qui révèle qu’avant 30 ans, les automobilistes manifestent de la colère et des conduites agressives au volant plus souvent que des automobilistes plus âgés. Avec le temps, on deviendrait plus philosophe.

Outre ces facteurs démographiques, des recherches mettent au jour des liens entre l’agressivité au volant et certains traits de personnalité. E. Dahlen et ses collègues ont ainsi établi un lien entre l’impulsivité d’un automobiliste (tendance à agir dans l’instant, sans réfléchir aux conséquences) et le nombre de transgressions des règles de sécurité au volant, ou d’accidents de la route. Le même lien a été constaté avec une dimension du caractère nommée recherche de sensation, qui se caractérise par un goût pour le danger et le risque, les comportements nouveaux ou stimulants. Ces chercheurs ont établi qu’il existe un lien fort entre la tendance à s’ennuyer et la recherche de sensations : les personnes qui ont tendance à s’ennuyer se livrent à des conduites à risque pour rompre leur sentiment d’ennui.

Impulsif, en recherche de sensations, le conducteur est en outre caractérisé par des scores élevés « d’agressivité générale », une tendance à se comporter de façon agressive dans diverses situations. Cet aspect a été mis en évidence par les psychologues Timo Lajunen, de l’Université d’Ankara en Turquie, et Diane Parker, de l’Université de Manchester au Royaume-Uni.

Ces mêmes chercheurs ont montré que les personnes de tempérament agressif passent à l’acte en deux temps : elles se mettent en colère suite à une frustration quelconque (embouteillage, voiture qui roule trop lentement, usager qui prend une place de parking juste devant lui), puis cette colère se convertit en comportement de transgression des règles de conduite, ou d’agression directe. Ces dernières années, ces passages à l’acte ont augmenté. Le nombre de blessés à la suite de bagarres entre usagers sur la chaussée (situations de conflit ayant dégénéré, les occupants sortant de leur voiture pour en découdre) a doublé en cinq ans en France.

D’autres traits de personnalité sont également associés aux comportements agressifs sur la route : l’extraversion (tendance à s’extérioriser, à prendre la parole facilement, à se mettre en avant en public), le névrosisme (prédisposition aux états de stress et aux émotions négatives), mais aussi le désir de compétitivité.

A l’inverse, les personnes les plus pacifiques au volant présenteraient un caractère consciencieux (respect des règles, des horaires, esprit organisé) et une personnalité empathique (capacité à se mettre à la place d’autrui, à se représenter ce qu’il pense et ce qu’il ressent). Malheureusement, plusieurs des facteurs d’agressivité sont regroupés chez certains individus : les hommes sont plus agressifs au volant, mais ils ont aussi des niveaux d’agressivité générale, d’impulsivité et de recherche de sensation plus élevés que les femmes. Et les jeunes, globalement plus agressifs au volant, obtiennent les scores d’impulsivité et de recherche de sensation les plus élevés.

Un profil de victime...

cp 60 03Pour évaluer le comportement agressif des automobilistes, les chercheurs ont choisi une mesure simple : le nombre de coups de klaxon – et le temps mis pour y recourir – que les usagers émettent pour exprimer leur mécontentement. Une des situations expérimentales les plus étudiées est celle d’une voiture qui ne démarre pas au feu quand il passe au vert. Cette situation suscite généralement l’impatience des personnes qui suivent, impatience qui peut se transformer en agacement et en colère. Au bout de combien de temps les conducteurs qui suivent cette voiture perdent-ils leur calme ?

Les psychologues Anthony Doob, de l’Université de Toronto au Canada et Alan Gross de l’Université du Wisconsin aux États-Unis, ont monté une expérience où un membre de l’équipe conduisait pendant des heures une voiture en ville et faisait attendre les conducteurs à tous les feux rouges passant au vert. Les autres membres de l’équipe, à bord d’un autre véhicule, observaient le comportement des personnes placées derrière lui, notant si elles donnaient un coup de klaxon, et si oui, au bout de combien de temps.

Les scientifiques voulaient savoir si le statut apparent de la personne qui tardait à démarrer avait un impact sur le comportement des automobilistes qui suivaient. Pour cela, le véhicule pouvait être une voiture indiquant un statut social élevé (haut de gamme, neuve et d’un modèle récent), ou au contraire un statut faible : voiture vieille, modeste et de peu de valeur. Comme on s’y attendait, les automobilistes klaxonnent davantage, et plus promptement, quand la voiture indique un faible statut. En outre, le double coup de klaxon est plus fréquent dans ce cas. Ce qui suggère que ce n’est pas seulement le comportement d’un usager de la route qui suscite l’impatience, mais également ses caractéristiques socio-professionnelles supposées.

Pourtant, les personnes concernées sont bien loin de l’admettre. Lorsqu’on se contente de demander à des automobilistes comment ils réagiraient dans une telle situation, ils assurent qu’ils réagiraient plus fortement et rapidement en présence d’une voiture haut de gamme... On imagine que cela leur permet de donner une meilleure image d’eux-mêmes. Or les faits semblent montrer que dans la réalité, le privilège du dominant étant toujours de faire ce que bon lui semble, les autres s’adaptant à son comportement. Au volant, les normes sociales – notamment de hiérarchie – perdurent.

Nous avons confirmé cet effet dans une recherche menée en Bretagne, sur une route où la vitesse est limitée à 70 kilomètres par heure, avec interdiction de dépasser. Notre collègue devait rouler soit 10, soit 20 kilomètres par heure au-dessous de la vitesse autorisée. L’énervement des conducteurs qui le suivaient (mesuré d’après le nombre d’appels de phares, de mouvements des bras ou de verbalisations apparentes traduisant l’impatience) a été bien plus important lorsque la voiture pilotée était de faible statut.

De façon générale, il semble que l’agressivité au volant s’exerce d’autant plus volontiers que l’agresseur se sent plus puissant que l’agressé. Deux observations vont dans ce sens. D’une part, les recherches tendent à montrer que les hommes sont plus enclins à se montrer agressifs au volant envers une femme qu’envers un homme, sans doute par peur d’une réaction violente en retour dans ce dernier cas. De même, les conducteurs se montrent plus emportés et intransigeants envers les personnes âgées (par exemple une personne âgée qui omet son clignotant avant de tourner ou qui roule au-dessous de la vitesse autorisée). Les codes sociaux qui incitent les hommes à la courtoisie envers les femmes, et au respect des personnes de grand âge, semblent disparaître sitôt que l’on se retrouve au volant.

Tout se passe donc comme si l’empathie vis-à-vis d’autrui était nettement diminuée lorsque nous sommes à l’intérieur de la bulle de l’habitacle automobile. C’est ce que suggèrent les recherches qui ont étudié l’impact de la visibilité du conducteur sur les réactions des autres usagers de la route. Ainsi, le psychologue Jerry Gulledge de l’Université du Missouri a réalisé une expérience où deux hommes étaient à bord d’une voiture décapotable et tardaient à démarrer à un feu passant au vert. Selon les cas, la capote de la voiture était ou n’était pas relevée, ce qui rendait ses occupants plus ou moins visibles des autres automobilistes.

Agressif, dans sa bulle

Lorsque la capote est abaissée, les conducteurs juste derrière la voiture immobilisée attendent plus longtemps avant de klaxonner, que lorsque la capote est relevée. Cela suggère que la présence d’une capote relevée met plus de distance entre l’automobiliste et ceux qui le suivent. De fait, les travaux en psychologie du comportement ont montré que l’agressivité d’un individu à l’égard d’autrui augmente à mesure que la distance entre les deux s’accroît.

Le même résultat a été obtenu avec des films opacifiants qui permettent de teinter complètement les vitres d’une voiture. Ainsi, une lunette arrière opacifiée conduit les automobilistes qui suivent à faire davantage d’appel de phares, à klaxonner plus rapidement et plus souvent, ou à manifester des comportements d’exaspération, que lorsque la lunette arrière est transparente. Ne pas voir les autres renforce l’agressivité, et c’est aussi le cas quand on ne peut pas être vu. Ainsi, le développement progressif de l’opacification des vitres des voitures renforcerait l’agressivité entre conducteurs. Les recherches en psychologie sociale ont depuis longtemps établi que les personnes ayant le sentiment de ne pas être reconnues se montrent plus transgressives et agressives que celles agissant à visage découvert.

Ces recherches livrent des informations intéressantes sur ce qui nous rend agressifs au volant : le fait de se sentir à distance des autres, d’être moins visible et de voir mal autrui dépersonnalise les rapports humains et ouvre la porte aux comportements excessifs. Nous pouvons alors être tentés d’agresser les personnes qui nous semblent plus faibles, alors que l’échange visuel de proximité dans la vie de tous les jours nous inciterait plutôt à les aider.

Nous ne sommes pas tous égaux devant l’agressivité au volant, et les recherches montrent que certaines personnalités sont plus agressives et réactives que d’autres. Mais divers facteurs (opacité des vitres, sentiment d’impunité dans un habitacle) jouent aussi un rôle. Enfin, plus le trafic est frustrant (routes mal conçues, radars mal placés, travaux sans itinéraires de délestage), plus la colère peut monter.

Savoir attendre, supporter les contrariétés en restant d’humeur égale : voilà un objectif humain que les philosophes ont prôné depuis l’Antiquité. Aujourd’hui, nous savons que le cerveau est d’autant plus capable de fournir cet effort que ses ressources cognitives sont disponibles : or la fatigue, les conversations téléphoniques ou le stress de la journée épuisent les ressources cognitives, exposant davantage l’automobiliste à la colère. Voilà pourquoi il vaut mieux ne pas prendre la route après une journée difficile !

Musique douce pour conducteur

cp 60 04Des projets industriels voient le jour, visant à diagnostiquer l’état émotionnel des conducteurs et à réduire leur énervement.

Un des moyens utilisés pourrait être la diffusion de musique relaxante ou d’odeurs agréables dans l’habitacle, sitôt qu’un système de détection noterait une augmentation des paramètres d’énervement du conducteur (par exemple, la pression sanguine). Ainsi, Robert Baron et Michael Kalsher, de l’Institut polytechnique Rensselaer à Troy dans l’État de New York, ont montré que la diffusion d’odeurs agréables dans l’habitable d’un simulateur de conduite suscite des émotions positives qui améliorent la qualité de la conduite des automobilistes. Le psychologue Tobias Greitemeyer, de l’Université d’Innsbruck en Autriche, a quant à lui observé que l’écoute de musique ayant un contenu dit prosocial (chansons dont les paroles portent sur l’amitié ou l’entraide) réduit les imprudences et les conduites à risque chez des automobilistes

Bibliographie

  • P. Delhomme et al., Colère au volant,colère générale et situations de conduite génératrices de colère : Une étude par carnet de bord, in Bulletin de Psychologie, vol. 61(2), pp. 115-129, 2008.
  • E. Dahlen et al., The Big Five factors, sensation seeking, and driving anger in the prediction of unsafe driving, in Personality and Individual Differences, vol. 41, pp. 903-915, 2006.
  • A. Doob et al., Status of frustrator as an inhibitor of horn-honking responses, in The Journal of Social Psychology, vol. 76, pp. 213-218, 1968.

Références

  • Article paru dans la revue Cerveau & Psycho, N°60 novembre-décembre 2013. www.cerveauetpsycho.fr
  • Auteur de l’article : Nicolas Guéguen est enseignant- chercheur en psychologie sociale à l’Université de Bretagne-Sud, et dirige le Laboratoire d’Ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportement (LESTIC) à Vannes.

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