Le bonheur pourrait correspondre à un état de plénitude associé à une concentration intense, mais naturelle. Il s’agit de ne penser qu’à une chose à la fois, ce qui est possible en organisant ses priorités.

cp hs14 bonheur plen01Les neurosciences peuvent-elles aider à trouver le bonheur ? Chaque jour, les scientifiques confirment que les états mentaux et ce que l’on ressent sont liés à des états cérébraux. Le bonheur est un de ces états mentaux. Dès lors, correspond-il aussi à un état cérébral particulier ? Pourra-t-on bientôt le définir, puis le déclencher en modifiant l’activité du cerveau (avec des médicaments par exemple) ? Plusieurs études ont déjà montré l’existence de « centres » du plaisir qui peuvent être stimulés artificiellement. Le plaisir à volonté, c’est possible… Pourquoi pas le bonheur ?

Mais plaisir et bonheur sont deux expériences distinctes. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer un rat placé dans un dispositif expérimental qui lui permet d’activer ses neurones du plaisir (par exemple, quand le rongeur s’administre une drogue) : le rat devient vite dépendant de ces stimulations, au point de se laisser mourir de faim par négligence. Peut-on mourir d’une overdose de bonheur ? Vraisemblablement non.

Un état cérébral complexe

Le bonheur est un état plus complexe que le plaisir, que l’on ne peut pas résumer à l’activité d’un système cérébral donné. Il est aussi plus difficile à définir. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’existe pas encore de champ de recherches en neurosciences qui traite spécifiquement du bonheur.

Mais cela ne signifie pas pour autant que les neurosciences n’ont rien à dire sur le bonheur. Par exemple, de nombreux chercheurs tentent de comprendre les mécanismes de la dépression, que l’on peut voir comme une forme d’état « malheureux ». Si rendre un individu moins malheureux, c’est aussi le rendre plus heureux, alors on peut dire que les antidépresseurs, qui modifient la concentration cérébrale d’un neurotransmetteur telle la sérotonine, rapprochent du bonheur. En effet, chez certaines personnes dépressives, les médicaments corrigent ce que l’on nomme le « biais vers le négatif » : en partie à cause d’un dérèglement de leur amygdale, une petite structure cérébrale sensible aux émotions, ces individus ont tendance à ne retenir que le côté négatif et potentiellement dangereux des événements, et à ressasser toute pensée de ce type. Via une action chimique, on peut donc lever certains obstacles au bonheur. Mais ce ne sont que de petites « béquilles » qui ne provoquent pas, par exemple, l’impression de plénitude caractéristique du bonheur.

Pendant plus de 30 ans, le psychologue hongrois Mihaly Csikszentmihalyi, de l’Université de Claremont en Californie, a étudié cette sensation que l’on a sans doute tous connue un jour. Il a montré que les moments de plénitude, qui vont au-delà du plaisir, sont souvent associés à une grande concentration, sans effort ni crispation : c’est ce qu’il a nommé l’état de flow (l’expérience optimale en français). Cet état ne serait pas lié à une activité particulière et surviendrait lors d’une conversation avec des amis, un match de tennis où « tout paraît facile », une promenade en forêt, ou (même) au travail.

Absorbé par la tâche à accomplir

M. Csikszentmihalyi présente différents exemples : le pianiste accaparé par le morceau qu’il joue malgré la grippe dont il souffre, le chirurgien absorbé par l’opération au point d’en oublier qu’il a faim... Dans ces moments particuliers, la personne « saisie par la grâce » agit comme si elle était guidée par la situation. Elle évolue avec une grande conscience et une grande capacité de contrôle de soi, et souvent avec l’impression que ce qu’elle fait est bien et utile. Indéniablement, ce sont là des moments heureux, caractérisés par une forme particulière d’attention. Peut-on en déduire que l’attention est une voie d’accès au bonheur ? En tout cas, elle représente un point de départ intéressant pour la quête du bonheur, au moins dans le cerveau.

Quelle est l’activité d’un cerveau en état de flow ? Je pense qu’aucune expérience de neurosciences n’a abordé cette question. Mais les données récemment acquises sur les réseaux attentionnels fournissent des éléments de réponse, notamment celles s’intéressant à la notion surprenante d’attention « sans effort ». En général, stabiliser son attention – ou « se concentrer » – est considéré comme un acte volontaire, à l’opposé de ce que décrit M. Csikszentmihalyi. Les enseignants ne demandent-ils pas à leurs élèves un effort d’attention et de concentration ? Mais de quel type d’effort s’agit-il ? Ce n’est pas un effort physique bien sûr, mais un effort mental, difficile à mesurer. Est-il vraiment lié à la stabilisation de l’attention ou correspond-il à une lutte permanente pour ne pas céder aux distractions alentour ?

L’attention, c’est ignorer les distractions

Imaginez un instant un balai retourné verticalement sur la paume de votre main et essayez de le maintenir droit, en équilibre. Tant que le balai reste vertical, l’exercice ne demande pas d’effort. Mais quand il dévie de sa position d’équilibre, vous devez faire un effort, d’autant plus important que la déviation est grande. Pour certains scientifiques, il en est de même pour l’attention : faire attention ne demanderait aucun effort (on est d’ailleurs toujours attentif à quelque chose). L’effort de concentration serait d’empêcher son attention de se porter sur tout ce qui peut distraire. Ainsi, ces forces « distractrices » de l’attention seraient absentes, ou du moins réduites, dans l’état de flow. Voilà donc une piste pour comprendre le rôle de l’attention dans l’état de plénitude.

cp hs14 bonheur plen02Les « distracteurs » de l’attention sont évalués par plusieurs systèmes cérébraux qui déterminent à chaque instant l’intérêt et l’importance de ce qui stimule les sens ou les pensées. Des structures telles que l’amygdale et l’hippocampe traitent ces caractéristiques de façon « rigide », en fonction du passé : ce que l’on a l’habitude de trouver intéressant (lire un magazine, surfer sur Internet) ou désagréable, voire dangereux, et donc important (un visage ayant l’air menaçant). D’autres aires, situées surtout dans le cortex préfrontal, utilisent des critères plus flexibles dépendant des buts que l’on se fixe pour l’avenir, proche ou lointain.

Chaque système fixe en quelque sorte ses priorités, qui se contredisent souvent dans une lutte incessante pour le contrôle de l’attention ; cette lutte d’influence aboutit à ce que les psychologues nomment des « conflits motivationnels », c’est-à-dire des situations où le cerveau cherche à accomplir en même temps plusieurs objectifs contradictoires (voir la figure 2). Sur le plan physique, un conflit est immédiatement visible : le cerveau envoie deux commandes musculaires contradictoires, de sorte que les muscles antagonistes se contractent ensemble et immobilisent le corps. Il n’y a presque pas de résultat, et une grande fatigue. Sur le plan mental, les contradictions sont plus difficiles à détecter, mais on dit que deux processus cognitifs sont antagonistes lorsqu’ils mobilisent les mêmes régions cérébrales, en particulier le même réseau de l’attention. C’est pourquoi on ne peut pas réaliser (exactement) en même temps deux activités qui demandent d’être attentif ; vous ne pouvez pas lire ce texte avec attention en faisant votre liste de courses.

Dans le cerveau, ces conflits aboutissent à une sensation d’effort, de fatigue et de stress, notamment parce qu’ils activent une région du cortex située le long de la face interne des hémisphères cérébraux : le gyrus cingulaire antérieur (voir la figure 3). Cette région s’active non seulement quand deux processus cognitifs entrent en conflit, mais aussi quand on fait un effort, physique ou attentionnel, ou une erreur, quand on souffre, physiquement ou moralement, et quand on est stressé.

D’ailleurs, les lésions touchant cette région laissent parfois les patients amorphes et sans volonté. Le gyrus cingulaire antérieur serait une « base anatomique » impliquée dans la sensation de fatigue, d’effort, de stress, voire de souffrance, en cas de conflit motivationnel. Récemment, un sondage de l’INSEE a montré que le stress représente l’un des principaux obstacles au bonheur pour les Français. En conséquence, il n’est pas étonnant que l’état de flow, en tant qu’état d’attention sans effort, ni conflit ni stress, soit si recherché et valorisé.

Alors, l’un des secrets du bonheur seraitil d’éviter ces conflits, soit en ordonnant ses priorités, soit en n’ayant à chaque instant qu’une seule intention – claire – en tête ? La recommandation serait donc « d’être dans le moment présent ». En 2010, Matthew Killingsworth et Daniel Gilbert, de l’Université Harvard, ont testé cette hypothèse. Ils ont équipé pendant plusieurs jours 5 000 personnes ayant un smartphone d’une application qui leur posait, à certains moments de la journée, trois questions : « Comment vous sentez-vous ? », « Qu’étiezvous en train de faire ? » et « Pensiez-vous à autre chose en même temps ? ».

Il est ressorti de cette étude que, près de la moitié du temps, l’esprit des participants vagabonde loin de son activité du moment, aux prises avec des pensées diverses plus ou moins agréables. En outre, les personnes décrivent ces moments-là comme étant moins heureux que ceux passés avec l’esprit concentré sur ce qu’elles font, quelle que soit l’activité. Les psychologues en concluent : « L’esprit humain est un esprit vagabond, et un esprit qui vagabonde est un esprit malheureux. »

Une intention à la fois

Pourtant, quelques instants d’introspection suffisent pour se rendre compte que l’on est presque toujours confronté à des conflits motivationnels… ce qui laisse une marge de progression importante vers le bonheur ! On écoute une personne en essayant de résoudre un problème ; on regarde un film en pensant à la journée du lendemain, ou à un événement de la veille. Souvent, le conflit n’est pas dû aux pensées elles-mêmes, mais à cette « tension » entre le film, la conversation, les pensées. Et cette tension provient d’une lutte d’influence pour la prise de contrôle de l’attention : quand on est occupé à une activité qui n’utilise pas toutes les ressources attentionnelles, celles restantes sont vite récupérées pour des processus de simulation mentale qui visent à anticiper l’avenir (ou à rejouer le passé). C’est notamment ce qui se passe quand on conduit une voiture en réfléchissant aux courses que l’on s’apprête à faire. Cette simulation mentale vise à résoudre des difficultés qui ne concernent pas le moment présent.

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C’est cette « gymnastique attentionnelle » qui empêche de se concentrer sur un film ou une conversation au café. Et comme l’attention oscille de façon aléatoire entre deux tâches totalement distinctes, il y a conflit et fatigue mentale. Si l’on se contentait d’écouter, sans autre intention que de laisser son cerveau réagir à ce qu’il entend, ou si on se contentait de penser, on pourrait rester concentré sans effort.


Alors comment éviter les conflits et atteindre l’état de flow ? Soit en ajustant son action à ses priorités (le plus simple étant de faire ce que l’on aime sans « arrièrepensée »), soit en ajustant ses priorités à ses actions. La première solution semble la plus abordable (voir la figure 4). Mais que faire quand on a de multiples priorités ou des tâches rebutantes à accomplir ? On est souvent en situation de conflit motivationnel sans s’en rendre compte. Prenez l’écriture d’un rapport, d’une dissertation ou d’un article. Le travail de rédaction impose plusieurs contraintes : on doit suivre une ligne directrice pour le lecteur en tentant de le convaincre et en apportant des preuves de ce que l’on avance, et ce, en utilisant un vocabulaire clair, un style agréable, une orthographe parfaite, et en respectant la taille prévue pour le document, etc.

Stop aux conflits !

Chaque contrainte suppose que l’auteur porte son attention sur des aspects distincts du travail d’écriture, et privilégie des mécanismes cognitifs différents ; ce qui le place d’emblée dans une situation de conflit motivationnel. Dans ce cas, l’état de flow n’est atteint que si l’on considère chaque contrainte séparément, en retravaillant plusieurs fois le texte, contrainte après contrainte, jusqu’à l’obtention d’un texte satisfaisant.

Mais quel pouvoir a-t-on vraiment sur ses priorités, pour les hiérarchiser et éviter les conflits ? En 2012, Heidi Marien et ses collègues, de l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas, ont proposé à des participants de lire un texte sur un écran d’ordinateur à la recherche de fautes d’orthographe. La priorité était bien définie (trouver les fautes), mais les expérimentateurs ont constaté qu’ils pouvaient dévier l’attention des lecteurs en leur présentant de façon subliminale des mots qui indiquaient d’autres objectifs, par exemple « donner une bonne image de soi ».

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Cette étude, confirmée par d’autres, est intéressante pour deux raisons. D’abord, elle montre que la lutte « interne » que se livre l’ensemble des objectifs, à court, moyen et long terme, du plus concret au plus abstrait, a des conséquences sur l’attention. Ensuite, cette lutte peut être influencée de l’extérieur, sans que l’on en ait conscience. Les priorités assignées à chaque objectif peuvent donc changer rapidement en fonction des influences diverses que l’on subit. Il suffit de penser à une situation pour que celle-ci « réveille » un nouvel objectif : vous avez par exemple oublié de souhaiter l’anniversaire de votre mère ! Ce type de pensées peut réorganiser subitement toutes vos priorités. Vous ne pouvez pas l’appeler, car vous êtes en réunion, mais votre attention est alors partagée entre le contexte de la réunion et toutes les pensées associées au coup de fil : « Quand vais-je pouvoir appeler ? », « Où ai-je mis mon téléphone ? ». Encore une situation de conflit motivationnel.

Pourtant, l’expérience montre que l’on a heureusement un certain degré de contrôle sur ses priorités. On peut décider, au moins pour quelques instants, de privilégier un objectif parmi d’autres. C’est ainsi que de nombreuses personnes n’arrivent à se mettre au travail qu’au dernier moment, quand le temps presse et que la contrainte temporelle impose une hiérarchie claire dans leurs priorités (voir la figure 5).

Attendre le dernier moment pour agir

Par exemple, ranger son appartement demande un effort conscient de programmation, sous forme d’une image mentale du résultat à atteindre, et ne fonctionne que si l’objectif de chaque étape est concret et imminent (quelques minutes tout au plus). Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il ne faut pas avoir d’objectifs à long terme. Mais il faut une ligne directrice qui doit être décomposée en petits segments simples et concrets. En effet, à chaque moment, l’évolution de la situation où l’on se trouve guide les actions et l’attention selon une série d’automatismes, contrôlés par les objectifs du moment. Par exemple, face à un texte, un adulte le lit par réflexe – songez aux affiches publicitaires – et si une personne parle à ses côtés, son système auditif réagit spontanément pour comprendre ce qu’elle dit, à moins que son attention reste focalisée sur le texte…

Si l’objectif n’est pas assez concret, il ne déclenche pas les automatismes nécessaires à sa réalisation. Le système exécutif risque de se trouver face à un conflit entre plusieurs « solutions » possibles pour atteindre l’objectif : « Faut-il que j’aille dans ce magasin-ci ou dans celui-là pour trouver un cadeau pour ma mère ? » Une condition (mon budget est limité) s’oppose aux autres (dans ce magasin, il y a beaucoup de choix, les produits sont de qualités, etc.), ce qui provoque un conflit motivationnel.

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De même, l’objectif doit être à court terme pour être stocké en mémoire de travail. On a découvert dans le cortex préfrontal des neurones qui gardent en mémoire les objectifs en cours, dans un réseau mémorisant des informations à court terme. L’objectif est maintenu actif tant que l’activité des neurones est importante. Mais ce réseau n’a pas la capacité de rester actif longtemps, et il faut sans cesse le stimuler. Ainsi, l’objectif peut être facilement oublié, et remplacé par une nouvelle priorité : l’intention a dévié.

En conséquence, quand l’intention n’est pas déviée, les actions et les pensées d’un individu s’enchaînent de façon fluide, guidées par le contexte, le long d’une trajectoire qui le conduit tranquillement là où il le souhaite. D’ailleurs, le mot anglais flow, littéralement flux en français, rend compte de ce fondu enchaîné des actions. L’action d’une personne est mue par des objectifs concrets atteints rapidement et qui se suivent, et l’énergie – que cette personne a l’impression d’investir – n’est pas seulement le fruit des efforts volontaires ; elle est notablement influencée par le contexte.

La littérature taoïste prend souvent l’image du bateau qui descend le long d’un fleuve, et dont l’occupant, en ayant une idée claire de là où il veut aller, procède par petites touches, au bon moment, en profitant largement des courants (voir la figure 6). Le cerveau dispose de tels courants – les automatismes – que l’on peut utiliser pour une approche « taoïste » de sa vie mentale ; on diminue alors les conflits internes et l’on s’approche du bonheur. Et tout cela dans le cadre d’une attention sans effort. Comme le rappelle le philosophe François Jullien dans son Traité de l’efficacité (1996) : « On en revient à cette leçon que le taoïsme a le mieux enseignée : il est inefficace d’affronter la situation pour la forcer. »

Bibliographie

  • J.-Ph. Lachaux, Le Cerveau Attentif. Contrôle, Maîtrise et Lâcher-Prise, Odile Jacob, 2013.
  • H. Marien et al., Unconscious goal activation and the hijacking of the executive function, in Journal of Personality and Social Psychology, vol. 103, pp. 39-415, 2012.
  • M. Csikszentmihalyi et al., Effortless attention in everyday life : A systematic phenomenology, in Effortless Attention, B. Bruya (ed.), MIT Press, 2010.
  • M. Killingsworth et al., A wandering mind is an unhappy mind, in Science, vol. 330, p. 932, 2010.
  • F. Jullien, Traité de l’efficacité, Grasset, 1996.

Références

  • Article paru dans la revue Cerveau & Psycho, L’essentiel N°14 mai-juillet 2013. www.cerveauetpsycho.fr
  • Auteur de l’article : Jean-Philippe Lachaux. Il est directeur de recherche à l’INSERM, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.

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